Maintenant ils se connaissent et se reconnaîtront je pense, et se salueront, même au plus profond de la ville.

C’est ainsi que je vis A et B aller lentement l’un vers l’autre, sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient. C’était sur une route d’une nudité frappante, je veux dire sans haies ni murs ni bordures d’aucune sorte, à la campagne, car dans d’immense champs des vaches mâchaient, couchées et debout dans le silence du soir.(…)
Mais le moment vint où ensemble ils dévalèrent vers le même creux et c’est dans ce creux qu’ils se rencontrèrent à la fin. Dire qu’ils se connaissaient, non, rien ne permet de l’affirmer. Mais au bruit peut-être de leurs pas, ou avertis par quelque obscur instinct, ils levèrent la tête et s’observèrent, pendant une bonne quinzaine de pas, avant de s’arrêter, l’un contre l’autre, comme souvent le font, à la campagne ,le soir, sur une route déserte, deux promeneurs qui s’ignorent, sans que cela ait rien d’extraordinaire. Mais ils se connaissaient peut-être. Quoiqu’il en soit, maintenant ils se connaissent et se reconnaîtront je pense, et se salueront, même au plus profond de la ville.

Extrait du roman Molloy de Samuel Beckett