Sans indice

Un ami m’a raconté qu’il avait fait une colonie de vacances dans un village voisin. Lors d’un jeu d’orientation, le garçon qui avait été chargé de cacher un indice pour que le groupe retrouve son chemin s’est trompé. Quand ils s’en sont aperçu, le groupe d’enfants s’est disputé, puis divisé. Seul, il a marché jusqu’à ce qu’il retrouve la route qu’il a longé sur des kilomètres. Il est rentré à la nuit tombée.

Tu connais Baccarat ? Et bien, c’était comme si le monde entier était devenu en cristal.

Les voisins m’ont raconté qu’il y a longtemps une sorte de pluie givrante a transformé le paysage de Sainte-Croix-aux-Mines en cristal. Les grillages étaient devenus des surfaces pleines, les branches étaient entourées d’une couche de 3 cm de glace. Le soleil faisait étinceler la vallée. La nuit, les arbres ont fait éclater la glace qui les emprisonnait dans de sinistres bruits de coups de fusils.

Death Valley

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Silicon Valley

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Les échos ne nous parviendront jamais

Trois personnages d’une banalité éprouvée s’abordent à des titres poétiques divers (du feu, je vous prie, quelle heure avez-vous, à combien de lieues la prochaine ville ?), dans un paysage indifférent et engagent une conversation dont les échos ne nous parviendront jamais. Devant vous, le champ de dix hectares dont je suis le laboureur, le sang secret et la pierre catastrophique. Je ne vous laisse rien à penser

“L’instituteur révoqué” René Char

Maintenant ils se connaissent et se reconnaîtront je pense, et se salueront, même au plus profond de la ville.

C’est ainsi que je vis A et B aller lentement l’un vers l’autre, sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient. C’était sur une route d’une nudité frappante, je veux dire sans haies ni murs ni bordures d’aucune sorte, à la campagne, car dans d’immense champs des vaches mâchaient, couchées et debout dans le silence du soir.(…)
Mais le moment vint où ensemble ils dévalèrent vers le même creux et c’est dans ce creux qu’ils se rencontrèrent à la fin. Dire qu’ils se connaissaient, non, rien ne permet de l’affirmer. Mais au bruit peut-être de leurs pas, ou avertis par quelque obscur instinct, ils levèrent la tête et s’observèrent, pendant une bonne quinzaine de pas, avant de s’arrêter, l’un contre l’autre, comme souvent le font, à la campagne ,le soir, sur une route déserte, deux promeneurs qui s’ignorent, sans que cela ait rien d’extraordinaire. Mais ils se connaissaient peut-être. Quoiqu’il en soit, maintenant ils se connaissent et se reconnaîtront je pense, et se salueront, même au plus profond de la ville.

Extrait du roman Molloy de Samuel Beckett

Les constantes mobilités

A dix-huit ans, quand j’eus fini mes premières études, l’esprit las de travail, le cœur inoccupé, languissant de l’être, le corps exaspéré par la contrainte, je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre vagabonde. Je connus tout ce que vous savez: le printemps, l’odeur de la terre, la floraison des herbes dans les champs, les brumes du matin sur la rivière, et la vapeur du soir sur les prairies. Je traversai des villes, et ne voulus m’arrêter nulle part. Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités. 

Extrait du livre “Les Nourritures Terrestres” d’André Gide.

Des métiers

De nos jours, c’est à peine si les gens sont encore capables d’expliquer quel métier ils font, alors que de mon côté, les choses sont claires: quand c’est propre, c’est propre.

Extrait du roman “Le bateau du soir” de Vonne Van Der Meer.

L’Aurore

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Les cahiers du cinéma, à propos de L’Aurore de F.W. Murnau (1927)

Le cinéma retrouvé. L’Aurore
Le début et la fin

 

 

a « mort du cinéma » est enfin bien morte. Lointaine semble déjà la ronde des prédicateurs qui jouaient des coudes pour être le Dernier cinéaste.Après ce requiem pompeux s’entend maintenant une autre musique, un bruissement d’insectes industrieux. Oui, le cinéma est rongé, se désagrège et se disperse, mais passé le stade de la décomposition, c’est un compost fourmillant : bribes numériques, éclats d’imageries, fripes du réel à réagencer une nouvelle fois. Nulle mort, nul terme : il nous faut réapprendre que le début et la fin, c’est la même chose, qu’on en est toujours au début de la fin. Pressentiment ancien, dont L’Aurore de Murnau fut peut-être, en 1927, le premier grand jalon, puisqu’il s’y révélait qu’une aurore est toujours aussi un crépuscule (et vice versa).

Le film est souvent présenté comme un geyser d’innocence au soir du muet, capable de rejouer sans ironie les vieux archétypes, de s’enflammer pour la bluette de deux jeunes paysans candides, en proie aux maléfices d’une tentatrice. L’Aurore serait une synthèse miraculeuse, encore en mesure de faire tenir ensemble de multiples antagonismes, dans sa manière comme dans sa matière : Europe /Amérique, film d’auteur /industrie hollywoodienne, réalisme /fantastique, jour /nuit, campagne / ville, tragique / burlesque… Un âge d’or parvenant encore à distinguer le noir et le blanc, les pulsions et l’amour, le monstrueux et le comique.Tout semble y commencer ou plutôt re-commencer, à l’image d’un couple subitement insouciant après avoir frôlé l’irrémédiable, d’un soudard prostré qui révèle, après rasage, un visage d’enfant poupin.

Aube suprême ? Certes, mais aussi hantise de la fin, d’une obscurité que nul soleil ne viendrait plus visiter - quatre ans plus tard,Tabou, l’ultime film de Murnau, s’achèvera sur une nuit noire et meurtrière. Le soleil se lève bien encore une fois au terme de L’Aurore, mais c’est un effet spécial stylisé, un astre postiche, une aurore sans lendemain. Bien sûr,Murnau ne sait pas qu’il va bientôt mourir. Il sait en revanche que son temps est voué à se disperser : alors que le cinéma s’apprête à se laisser éventrer, avec angoisse et excitation, par l’éperon du parlant, le monde cabote anxieusement vers une catastrophe qui sera seulement, pour cette fois, économique. Monde fini, aux limites duquel on se cogne, dont aucune parcelle n’échappe à l’urbanisation de l’imagerie, à la ville (entièrement reconstituée en décors artificiels et centrée autour d’un parc d’attractions disproportionné) comme à la campagne : on a parfois résumé L’Aurore à une confrontation entre « authenticité » rurale et fallacieuses lumières citadines (emblématisées par les premières visions infernales du Luna Park). La campagne apparaît pourtant, à l’évidence, aussi fabriquée que la ville : la bourgade du couple, à mi-chemin entre un village de peintre flamand et celui des Schtroumpfs, se présente comme une carte postale anachronique dès les premiers plans, tout comme le marais ténébreux, plongé dans l’exiguité moirée d’un studio, s’apparente lui-même à une animation de parc d’attractions.

Lorsque le couple se laisse aller à l’euphorie de ses retrouvailles, durant la fameuse transparence au milieu de la circulation, c’est une forêt de chromo qui apparaît en fondu, pareille à la toile peinte de sous-bois devant laquelle posent les époux, chez le photographe. Face à ce vaporeux Eden de pacotille, ils se rêvent Adam et Eve, se fantasment premier des couples,oubliant qu’ils sont plutôt les « derniers des hommes », condamnés à la reproduction de clichés préfabriqués. Privé de tout socle « naturel », ayant un lac torve comme seul soubassement, le monde se réduit à un cinéma permanent, tour à tour étonnant spectacle que l’on regarde sidéré (éclats de paysage filant à travers les vitres du tramway), et écran sur lequel on projette ses fantasmes, via la surimpression (la ville surgissant dans la nuit du marais, ou la vision de forêt au milieu de la circulation).

Ce n’est pas tant, dès lors, que L’Aurore réconcilie les contraires : c’est plutôt que leur opposition tombe d’elle-même, comme une rhétorique caduque. Ce que Murnau résumait lui-même à un journaliste, en 1928, lorsqu’il expliquait comment il réduisait au maximum les intertitres dans ses films : « en présentant deux idées antagonistes comme des parallèles ». Comment donc encore opposer les choses quand on est suspendu entre début et fin, tel le couple hébété, transitant dans un tramway en apesanteur ? Grand coup de force : cette indistinction n’est pas due à des trésors de nuances, d’ambiguïtés ou de transitions, mais à l’alliance du contrasté et du mouillé. Coquilles aussi typées que vides, les clivages demeurent et s’aiguisent, les différences s’accusent, mais elles sont plongées dans une même eau (celle du lac ou du déluge final), appelées à se diffracter, se disséminer, dégouliner les unes sur les autres. Murnau recourt ainsi, alternativement, aux discontinuités d’un découpage acéré et à la continuité vénéneuse des surimpressions.

Dans les deux cas, ce qui sépare est aussi ce qui réunit, ce qui tue est aussi ce qui sauve.Découpage : sur la barque, le champ/contrechamp entre mari et femme ne raccorde désespérément pas. Lorsqu’il y parvient, c’est pour un regard qui tue, d’un vide hideux. La pulsion de mort rôde dans la coupe, ce que confirmera plus tard le montage alterné des recherches de la disparue, après la tempête.Tandis que son mari la hèle, on voit son corps inanimé flotter à la surface du lac. Surface si noire que la femme semble dériver à même l’écran, l’obscurité de la coupe ayant comme envahi le cadre entier et s’apprêtant à dévorer sa victime. C’est pourtant cette même coupe qui, dessinant par l’ellipse une ligne de fuite, permet au couple (et au film) d’échapper au cercle tragique. En passant outre au geste meurtrier annoncé, le mari ouvre une parenthèse (le couple vaquant en ville) qui non seulement s’éternise mais devient le bloc central du film, suspendu au seul bon plaisir des personnages.

De même pour la surimpression : figure liquide par excellence, elle est littéralement ce dans quoi l’épouse doit se noyer. C’est par elle que le projet meurtrier prend consistance (la vision de la noyade venant contaminer un intertitre), par elle que l’amante ensorcelle le mari (évocation des plaisirs de la ville, spectres de la rêverie érotique). Mais les époux renoueront en se trouvant des surimpressions communes : avenue se dissolvant dans une vision d’Eden, angelots tournoyant au-dessus de leurs têtes, reflet de leurs visages dans la vitrine du photographe.

Ça commence et ça finit en permanence, ondulé par le scintillement de reflets aquatiques, la vibration de bruits certes encore inaudibles mais dont Murnau ne cesse d’inscrire la présence à l’écran - fanfare de cuivres déchaînés, klaxon de l’embouteillage, chien aboyant, sifflement insidieux de la Femme de la ville, visage-soleil de la servante hurlant de joie, autant d’ombres du son qui vient, du muet qui finit. Non pas le jour et la nuit, mais le jour est la nuit. Le mélo moraliste est fièvre cannibale. La candeur est atroce, les visions de bonheur idyllique se faisant les proies toutes désignées de ténèbres qu’elles conjurent trop systématiquement. L’horreur estburlesque : les inattendus gags citadins ne constituent pas une pièce rapportée, mais prolongent la maladresse potentiellement comique qui se manifestait chez l’homme hanté par le meurtre. Pour ces scènes d’obnubilation butée,Murnau avait lesté de plomb les semelles du comédien. Lourde masse rigide, le tueur est le possible modèle de la créature de Frankenstein, clown tragique incarné quatre ans plus tard par Boris Karloff. Durant la phase comique de L’Aurore, l’homme trouvera en tous les cas une mascotte idéale en un cochon ivre d’avoir lapé une flaque de vin, tout à la fois pataud et halluciné.

De cette indistinction miroitante, de ces contrastes mouillés, nous ne sommes pas sortis. Le début de la fin, donc, ad æternam, une dispersion où tout fusionne. Songeons aux couples de Mulholland Drive ou de Tropical Malady, amalgamant amours angéliques et appétits sauvages, comme les ploucs sublimes de Murnau. Ou à ces amants apathiques, vivant dans un parc d’attractions qui ne les enchante plus, car ils n’en connaissent que trop bien les coulisses (The World). Ou encore au pas lourd, dans une forêt, d’un grand enfant plombé (Last Days). Il n’est pas interdit d’y voir se refléter la lumière de L’Aurore. Comme chez Murnau, des enfants perdus qui ne parviennent pas à distinguer leurs paysages intérieurs des jungles et villes environnantes, leurs propres rêveries de celles du monde. Des images et des rumeurs orphelines, venues on ne sait d’où, viennent toujours vampiriser et mouiller l’écran : surimpressions et syncopes chez Lynch, vache ectoplasmique, talkie-walkie bruissant et tigre flottant chez Weerasethakul, clip de R&B, borborigmes et reflet spectral chez Van Sant, SMS animés et spectacles clinquants chez Jia Zang-ke.

A chaque fois aussi, un archaïsme diffus incluant, entre autres, quelques réminiscences de cinéma muet - intimement mêlé à un attirail high-tech. Ce n’est pas que ces films veulent revenir en arrière. On a récemment pointé ici une focalisation sur le handicap ou la cécité : Be With Me, 1/3 des yeux, Three Times. C’est également vrai des quatre films cités à l’instant : leurs formes gazeuses sont lestées par des corps malades, inertes ou schizophrènes. Si tout commence et finit en même temps, nous sommes en effet voués à être toujours en retard sur ce qui arrive, trop vieux ou trop lents pour nos propres songes et pressentiments. Plus s’allège la machinerie cinématographique, plus libres sont nos visions, mais aussi plus massif et central est le poids mort du corps, la limite incompressible de notre incarnation. Ce en quoi L’Aurore rayonne singulièrement aujourd’hui, elle qui inventa des procédés inédits, des effets spéciaux aquatiques, des mouvements aériens pour bizarrement se river au plus pesant qui soit : des archétypes primitifs, la masse de plomb d’une brute obsédée, la lourdeur de corps qui, aussi libre soit l’esprit, coulent toujours lorsqu’ils tombent à l’eau.


Rien du tout

BIENVENUE. Il y a des propriétaires qui mettent un paillasson sur lequel figure le mot BIENVENUE, mais ce n’est pas ça qui fait la différence. Ce qui fait la différence, ce sont les petites choses de rien du tout.

Extrait : Les invités de l’île / Roman de Vonne van der Meer 2007