Ça produit quoi, une immersion ? Quelques éléments concrets de réflexion.

Les retours des personnes accueillant les deux premières artistes en immersion : Marie Bouts chez Arte et Julie Vayssière chez Gstudio sont positifs, enthousiastes même.

Mon vécu de l’intérieur, à la fois en tant qu’organisatrice et qu’artiste impliquée, de l’intervention d’Interim chez Arte m’a également permis de valider le présupposé de départ d’OPA : l’intérêt de la contamination d’une organisation humaine tant pour l’artiste que pour l’entreprise qui devient son terrain d’observation, d’étude, d’invention, d’imagination. Les effets de la présence d’un artiste sont multiples : questionnement sur le quotidien et la réalité de l’organisation investie, déplacement et effet miroir de la pratique de travailleur, bouleversement des habitudes, introduction d’énergie, d’air, d’enthousiasme, d’éphémère, de révolte, de poésie dans des logiques de productivité, de gestion, du geste nécessaire et utile. Multiplication des sourires francs sur les visages, jour après jour. Sensation d’une modification du battement interne de l’entreprise, accélération, due aussi au nombre d’artistes intervenant ensemble au sein de l’entreprise, en « commando ».

Poursuivre le projet OPA, c’est mettre à profit toute l’expérience acquise dans le cadre du projet d’intervention d’Interim chez Arte, de l’immersion plus longue en ces mêmes lieux de Marie Bouts, pour convaincre d’autres organisations de sauter le pas, de se lancer.

C’est permettre à l’art d’investir d’autres champs que ceux qui lui sont habituellement dédiés : le musée, la galerie, pour inventer de nouvelles règles de développement de l’activité artistique en relation avec la société, de nouvelles modalités de rémunération des artistes, non pour la seule production d’objets mais pour le libre jeu de leurs facultés de création au sein d’un organisme exogène, pour créer de nouveaux usages dans la diffusion de l’art dans la société et espérer ainsi multiplier les débouchés professionnels pour les artistes à côté du marché de l’art conventionnel, c’est réaliser l’utopique et souhaitable confusion de l’art et de la vie dans un temps d’activité essentiel et problématique pour une majorité d’êtres humains.

C’est enfin créer des situations nouvelles et exemplaires,  à partir desquelles réfléchir sur les modalités du fonctionnement du monde du travail, interroger la fonction de salarié et d’indépendant, mettre en perspective les limites et les risques de chacune de ces postures à l’échelle globale de la société. Regarder un artiste œuvrer dans une entreprise : grain de sable ou eau apportés au moulin de l’entrepreneur et du système qu’il a bâti, divertissement ou remise en question de ses employés et collaborateurs ?..

Thierry do Espirito

Diplômé de l’Ecole normale de Tours et de l’Institut d’Etudes politiques de Paris, Thierry do Espirito a créé et dirige TdE Consultants, société spécialisée dans la communication de changement, dont les clients sont tous des grands comptes.

En 2007, il accepte l’invitation de Catherine Gier de s’associer à une performance associant un artiste et un expert. Ils créent ensemble Diagnostic, le 23 février 2008 à l’Espace d’Art Contemporain Eugène Beaudouin à Antony dans le cadre de Vice et Versa.

Paul Ardenne

Paul Ardenne est agrégé d’Histoire et Docteur en Histoire de l’Art, critique d’art et commissaire d’exposition français, dans le domaine de l’art contemporain. Il enseigne à l’Université d’Amiens. Il est l’un des spécialistes français les plus avertis de l’art d’aujourd’hui (esthétique, art vivant, architecture, art et politique).

Extrait
« Un art dit « contextuel » regroupe toutes les créations qui s’ancrent dans les circonstances et se révèlent soucieuses de « tisser avec » la réalité. Une réalité que l’artiste veut faire plus que représenter, ce qui l’amène à délaisser les formes classiques de représentation (peinture, sculpture, photographie ou vidéo, lorsqu’elles sont utilisées comme uniques formules d’exposition) pour leur préférer la mise en rapport directe et sans intermédiaire de l’œuvre et du réel. Pour l’artiste il s’agit bien de « tisser avec » le monde qui l’entoure, de même que les contextes tissent et retissent la réalité. Loin de n’être qu’une illustration et une mise en figure des choses, loin de ne parler que de lui-même dans une démarche tautologique, loin de faire de l’idéal sa religion, l’art s’incarne, enrichi au contact du monde tel qu’il va, nourri pour le pire ou le meilleur des circonstances qui font, défont, rendent palpable ou moins palpable l’histoire.[…] Ce souci de vigilance, on s’en doute, n’est pas de nature paranoïaque, au sens où l’artiste pourrait craindre d’être le jouet d’une situation. Une telle attention atteste plutôt d’une prise de position résolue. La réalité, dit l’artiste revenu de la tentation de l’idéal ou du formalisme, c’est aussi mon affaire »

in P. Ardenne, Un art contextuel, Flammarion, 2002, p. 17-18.

Pistes de travail : Catherine Gier

Artiste immergée au sein d’une organisation humaine, je choisirais de travailler sur les problématiques suivantes :

- L’accueil, l’interface de l’entreprise avec l’extérieur : clients, prestataires de services extérieurs, fournisseurs, candidats à l’embauche (travail à partir d’enquêtes anonymes et restitution sous forme de performance, de livre).
- Le bien-être, le confort sur le lieu de travail (installation participative, création d’un environnement sonore et d’un espace favorisant la détente et la récupération).
- La question du corps et de son engagement dans le travail que l’activité du salarié soit à dominante physique ou intellectuelle (travail à partir de schémas, d’articles scientifiques, de textes littéraires, d’extraits de films, d’images d’archives et de photographies prises dans l’entreprise d’immersion pour créer une somme visuelle évocatrice, édition d’un livre d’images).
- Le labeur, facteur d’utilité, de légitimité sociale (conférence-débat, multiplication de petits groupes de réflexion associant l’artiste, des salariés n’étant pas amenés à travailler ensemble habituellement, éventuellement un sociologue).
- Le recyclage des déchets papier récoltés dans l’entreprise (accumulation, transformation, sculpture).
- La transversalité entre services, la capacité à travailler, à inventer ensemble (organisation d’un voyage d’entreprise avec invention participative préalable du parcours et des étapes, intervention sur l’intranet).
- La connexion de l’entreprise au monde, mise en perspective de l’entreprise et de ses réseaux (par secteur d’activité, taille, inscription dans des démarches qualité soumises à des normes internationales, ancienneté, etc., visualisation sous forme graphique).
- Les standards, les normes, notamment iso 9001, 14000 et 26000 (travail sur le vocabulaire, la fabrication, l’histoire des normes, contribution, invention d’articles pour la norme 26000 en cours d’élaboration, restitution sous forme de film).

Motivation : Catherine Gier

« Artiste recrutée dans le cadre du dispositif Précaritas, la problématique du travail, de son organisation, de sa gestion et de son impact sur nos vies est au cœur de ma pratique artistique.

Animer et développer le programme d’interventions d’artistes dans des entreprises et institutions publiques de la Région Alsace que se propose de lancer le Syndicat Potentiel s’inscrit dans ma démarche. Coordonner le programme OPA me permet aussi de mettre en œuvre et à l’épreuve mes convictions personnelles que recouvrent les enjeux et objectifs de l’action.

Je suis ainsi convaincue :
- de l’intérêt pour les artistes plasticiens de travailler en réseau et de mutualiser leurs expériences.
- de l’intérêt pour la société d’accueillir les artistes et leurs créations dans tous les lieux où les hommes se rencontrent pour élaborer ensemble en vue d’atteindre un objectif commun.
- de la nécessité d’expérimenter la richesse des formes produites par le travail d’un artiste plasticien en relation avec un contexte et une situation donnés.
- de la nécessité de ne pas attendre de l’Etat qu’il assume seul la survie des artistes au risque d’un interventionnisme niveleur, mais de son nécessaire soutient des démarches artistiques innovantes tant dans la rémunération du travail de l’artiste que dans les formes qu’il produit.
- de la pertinence de ne pas limiter les débouchés pour la création artistique au seul marché de l’art et d’inscrire l’artiste dans le champ élargi de l’économie, non pour l’instrumentaliser, mais pour mettre en œuvre sa compétence spécifique, son potentiel inéprouvé et offrir ainsi de nouvelles ressources à l’artiste plasticien et aux entreprises travaillant en relation avec lui.
Il s’agit donc pour moi, en manageant le projet OPA, de défendre un point de vue sur la place de l’artiste dans le monde contemporain et d’apporter mes compétences au Syndicat Potentiel. Compétences artistiques d’invention, d’imagination mais aussi compétences de vente, de gestion de projets et d’organisation d’événements acquise sur le terrain de l’entreprise (vendeuse et assistante de direction intérimaire aux Galeries Lafayette, chargée de communication pour une agence d’architecture et d’urbanisme, chargée de mission pour l’Association Architecture et Maîtres d’Ouvrage Alsace-Lorraine-Franche-Comté), mises à profit depuis 2004 pour mener à bien mes projets artistiques (Archivage chantier, Méridienne+Hélices, Actions contemplatives). »

Motivation : Julie Vayssière

« l’artiste est les artistes / le salarié est les salariés
l’artiste et les artistes / le salarié et les salariés
l’artiste et les salariés / les artistes et le salarié
l’artiste et le salarié / l’artiste est le salarié

Entreprise = micro monde
L’entreprise comme nouvelle forme de lieu, de moyen d’échange et de diffusion.
Se placer dans un contexte réel pour observer, tester, enregistrer, raconter…
Poser la question du statut de l’artiste, du rapport social, du rapport au monde.
Celle de l’artiste et du spectateur.

« L’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur (…) et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. »
Marcel Duchamp

« Une entreprise est d’abord une aventure humaine. Ce sont des hommes. Et ils sont au service des hommes. »
Martin Bouygues »

Motivation : Francis Guerrero

« Ancrage dans la réalité qui reste réelle dans l’œuvre.
Le travail d’un artiste dans un contexte donné, perd de son intérêt si ce contexte est déplacé pour être reproduit dans un cadre muséal. On ne peut plus parler alors de travail contextuel mais plutôt de reproduction réaliste d’une situation donnée.

Ici nous parlerons de travail circonstanciel, dans le sens où ce qui constitue l’œuvre c’est justement ce qui est en œuvre, ce qui se joue dans l’environnement du metteur en œuvre (celui qu’on nomme encore pour l’instant « artiste »).

Le contexte en tant que tel, comme condition de création, de diffusion et d’existence de l’œuvre.

L’œuvre dans un contexte n’est pas seule et occupe un espace partagé alors sa lecture est aussi multiple en fonction de l’intérêt des différents acteurs qui s’y confrontent.
Dans l’action contingente pour l’emploi des artistes Précaritas, annoncée comme œuvre, nous avons déjà pu constater qu’en fonction des interlocuteurs, différentes formes de regards et donc de discours se manifestaient (sociaux, sociologiques, politiques, esthétiques, militants, activistes, poétiques, a.n.p.e.tiques, informatiques, économiques…). Si c’est d’une part un gage du potentiel pédagogique de l’œuvre c’est aussi le rôle fondamental de toute œuvre qui doit pouvoir être appropriée par n’importe qui et à partir de son propre champ, son propre parcours, son expérience propre.

Alors l’art ne serait que l’art et paradoxalement ce serait pour ça qu’à côté d’autres disciplines il deviendrait médiant, endroit bancal des possibles et de l’impensé. »

Motivation : Delphine Rigaud

«Travailler en tant qu’artiste au sein d’une entreprise serait un moyen d’être en prise directe avec la « réalité » du monde du travail, mettre en résonance deux logiques de travail, celle de l’artiste et celle de l’entreprise, pour une finalité commune.

Pour mon travail en général, ce type de contexte me permettra de partir d’une réalité objective, indépendante de mon seul choix. Le caractère organisé et planifié du travail en entreprise m’intéresse et serait potentiellement une base de réflexion. La multiplicité des compétences réunies pour un but commun a déjà été traitée à l’occasion de la pièce «Génériques» que j’ai créée en 2006 et continue de m’occuper l’esprit.

Travailler dans une entreprise en tant qu’artiste : amener de l’art là où il n’y en a pas à priori, pour et avec l’entreprise, qui elle, fait ce choix d’ouverture.

Déplacer le travail quotidien des employés, pour ouvrir sur une dimension « poétique ou poétisée ». Montrer la part de poésie, le potentiel de création que comporte une fonction aussi pragmatique soit-elle en apparence.»

Pistes de travail : Stéphanie Leininger

- Créer des micro-événements dans des interstices de temps et d’espace qui correspondent à un entre deux qui est d’ordre collectif. Ainsi, imaginer des interventions pouvant apporter un espace d’évasion fugace entre les temps de travail, dans les espaces communs. Les couloirs, la zone machine à café, les espaces de repos, le hall d’entrée, l’ascenseur, le parking. De même que quelques courtes minutes de sommeil peuvent s’avérer réparatrices, les espaces de transition habités de micro-événements inattendus peuvent constituer un souffle d’imaginaire pour des organismes soumis à une activité continue et où l’attention est mobilisée en permanence dans un champ donné.
- Créations de textes à partir du vocabulaire actif dans l’entreprise et détournement de ce langage pour composer des formes nouvelles, ouvertes et insaisissables, affichage des objets langage ainsi créés.
- Affichages sous la forme d’annonces inventées comme un jeu autour d’une poétique d’objets trouvés en recherche de leurs propriétaires.
- Création d’un « bureau des projets fictifs inutiles et impossibles «. Ce bureau, lieu de travail de l’artiste peut prendre toutes les formes, il peut être mobile, éphémère et protéiforme.
Il est un laboratoire-atelier où l’artiste expérimente son environnement, joue et explore ses données contextuelles et les réinterprète selon des codes personnels et des processus créatifs à partager.
Cet atelier bureau deviendra au fur et à mesure de son occupation par l’artiste un espace collectif où chacun sera invité à participer, à apporter ses idées, ses échappées d’imaginaire, étincelles de méditations et autres espaces de liberté.
On pourra y ajouter ou enlever des images, idées, textes, objets, n’y rien faire, s’y reposer, y parler ou juste passer pour voir quelques indices d’une collection d’impossible et d’éphémère suspendu au fil du vide espace créateur.

Définition - point de départ

OPA n.f.inv. – v. 2007 ; sigle de Offre Publique d’Art, Opération de Participations Artistiques, Organisations Prototypes Aléatoires. Opération consistant à faire intervenir des artistes plasticiens dans des organisations humaines (entreprises, administrations, etc.) pendant plusieurs semaines, cofinancée par des subventions et du mécénat. Il s’agit de tenter d’entrouvrir des espaces-temps culturels dans la réalité socio-économique d’une entreprise, de soutenir des formes d’art qui apparaissent là où on les attend pas, d’observer comment ces formes d’art peuvent enrichir au quotidien le personnel et les visiteurs de l’organisation accueillant l’artiste.

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